LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE SERBE —
Jovan Jovanović Zmaj
(Јован Јовановић Змај)
1833 – 1904
VIDOSAVA BRANKOVITCH
(Видосава Бранковић)
1860
Traduction d’Ely Halpérine-Kaminsky, parue dans Le
Monde moderne, t. 6, 1897.
TABLE
Le conte serbe que nous donnons aujourd’hui est du célèbre poète Zmaj-Jovan-Jovanovitch.
Sa renommée a depuis longtemps franchi les frontières de son pays, et ses œuvres ont été traduites notamment en Allemagne et en Russie.
En France on connaît peu, presque pas, non seulement la littérature serbe en particulier, mais en général les œuvres d’imagination de tous les pays slaves, sauf la Russie.
Cependant, sans parler des chants et légendes des anciens temps, ces petites nations, tout récemment réveillées à une vie nouvelle, possèdent déjà toute une littérature contemporaine riche en couleurs et fertile en imagination. On peut en juger par l’échantillon que nous présentons aujourd’hui aux lecteurs du Monde Moderne.
Son auteur, Zmaj-Jovan-Jovanovitch, est surtout poète en ce sens que, sauf une pièce en un acte et la nouvelle reproduite ici, il n’a écrit que des poésies rimées.
Né en 1833, il débuta à l’âge de seize ans par une poésie où son talent s’est affirmé d’emblée. Puis il donna, en 1857, la traduction d’un poème hongrois, Toldia, de Jean Arany, puis celle du chevalier Jean de Pétofi, des poésies de Mizra Schaffy, d’après le poète allemand Bodensted ; le Démon, du poète russe Lermontov, et enfin la traduction des poésies de Heine.
Parmi ses œuvres originales, se trouve son fameux recueil intitulé les Roses, et qui contient des petits poèmes d’amour d’un charme et d’une fraîcheur particuliers.
Mais ce poète est également un juriste distingué et un médecin dont le traité d’hygiène est fort apprécié dans le monde savant.
La nouvelle dont nous donnons la traduction fait allusion à la bataille du camp de Kossovo, perdue par les Serbes contre les Turcs, et de laquelle date la perte de l’indépendance serbe. La légende veut que ce soit la trahison du voïvode Vouka Brankovitch qui en soit la cause.
L’histoire que je vais raconter s’est passée il y a bien longtemps... Il s’est écoulé peut-être plus de cent ans depuis...
Tous les témoins de ces événements sont morts... Seule l’ombre noire de la trahison plane toujours... De peur qu’à son tour elle ne s’évanouisse, je vais ici raconter l’histoire telle que je l’ai ouïe de nos dernières aïeules...
Si vous visitez quelque jour notre admirable Srem, nos montages de Fruchka, n’y cherchez point des Alpes serbes. N’y cherchez point la sauvage beauté des pointes de rochers invisibles à l’œil, le fond des précipices où ne descend pas le soleil. N’y cherchez pas les Vésuve et les Etna qui vomissent le feu, les laves et les rocs... C’est au Monténégro que cela se trouve.
Ici la beauté est autre. Dieu a créé, en se reposant, semble-t-il, les montagnes de Fruchka. La chaîne de ces montagnes apparaît comme une humble femme, une bonne mère de famille, dont les petites nourricières abreuvent et alimentent des enfants reconnaissants, qui en retour couvrent leur mère de joyaux.
Ces quatorze couvents ne sont-ils point quatorze bijoux précieux ?
Dans cet heureux Srem, au bord du Danube, dans les superbes montagnes de Fruchka, se trouve le village H... Arrêtons-nous là un instant.
Que celui qui veut me suivre entre doucement..., sur la pointe des pieds..., dans la chambre dont j’ouvre la porte... Doucement... doucement... La malade dort... Elle vient à l’instant de fermer les yeux...
Un vieillard aveugle, tremblant, prie Dieu près de sa fille. Doucement... Ne troublons point cette prière ! Un bel adolescent, les mains jointes, se tient près du lit et il contemple la malade avec un regard plein d’extase...
Le vieil aveugle est Uroch Brankovitch, le prêtre du village R... Il y a cinquante ans que le pays le vénère et l’aime comme un père. Pas un homme dans la contrée qu’il n’ait baptisé ; pas un mort qu’il n’ait enseveli, le vieux prêtre Uroch.
Il y a un an... il était heureux ! Il y a un an, il regardait le monde avec des yeux grands ouverts, et ces yeux avaient de quoi voir : cinq fils florissants, cinq faucons fiers qui l’entouraient et l’aimaient, et sa fille Vidosava qui grandissait entre eux comme une fleur unique, incomparable au monde !...
Il a vu ce bonheur, et il n’osait y croire. Son imagination souvent le portait sur un champ de bataille, sur un vaste cimetière où gisent ensevelis des milliers de héros serbes... effondrés là avec le royaume ! Il évoquait l’ombre de ses ancêtres, du malheureux Vouka, et soupirait profondément... Il pensait :
« Puis-je être heureux ? est-ce qu’une bénédiction peut reposer sur moi ?... Ah ! je vis dans un rêve. Malheur à mon réveil ! » Ainsi pensait-il, mais il n’osait confier sa peine...
Parfois, en célébrant les saints mystères, il tremblait devant l’autel. Sa gorge se serrait ; il se croyait indigne de prier. Il regardait les saintes espèces..., et, comme un pécheur, n’osait les toucher... Et pourquoi tout cela ? Il ne le savait lui-même.
Il n’y a pas de péché plus grand, plus mortel, que la trahison de sa patrie...
Lourde est la malédiction qui retombe sur les innocents.
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Oh ! ce fut trop de malheur en une seule année ! Cinq plaies vives ! cinq cercueils noirs ! Est-il possible qu’on puisse, après avoir enseveli cinq fils, se relever vivant de leurs tombes !
Uroch Brankovitch a perdu tous ses fils, tous ses faucons ! Il en a pleuré quatre amèrement. Dans ces larmes s’est exhalée la lumière de ses yeux... Quatre tombes ont mis sur ses yeux quatre voiles noirs ; il n’a pu, au travers, voir la cinquième tombe... Le père aveugle n’a point pleuré le dernier fils. Où prendre les larmes ?... Une source même aurait tari...
Quand le malheur trouve une proie, il s’acharne...
Quand on enterra le cinquième fils de Brankovitch, Vidosava prit son père par la main pour sortir du cimetière. Il pleuvait à torrents. Sur le chemin se trouvait un ruisseau gonflé de pluie. Il coulait furieux, entraînant les pierres et arrachant les arbres... Les vagues montaient, l’ouragan redoublait de fureur. Le petit pont jeté sur le ruisseau se couvrait de l’eau montante. Vidosava, voyant les autres passer, voulut suivre, et, entraînant son père, elle monta sur le pont...
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Il n’y a pas de péché plus grand, plus mortel, que la trahison de sa patrie...
Lourde est la malédiction qui retombe sur les innocents...
Le vieil Uroch le savait :
— Ma fille, où es-tu ? Mon unique appui, où es-tu, ma Vidosava ?
Mais Vidosava était déjà dans les flots... Les montagnes d’eau miroitante ont englouti Vidosava... La jeune fille a suivi ses frères...
« Meurs, vieil Uroch ! Rassasie-toi, fatal destin ! » Demi-mort, Uroch tomba. Il ne sut ni comment, ni par qui il se trouva dans sa demeure, ni combien de temps il resta sans vie sur sa couche.
Quand il revint à lui, il ressentit un grand vide dans l’âme, comme s’il n’y avait plus là ni chagrin, ni douleur. De temps en temps seulement, on l’entendait balbutier : « Prends-moi, Dieu ! prends-moi... »
Les vagues ont englouti Vidosava ; mais elle n’était pas destinée à goûter si vite le repos. Il est trop doux de mourir dans le malheur ! La mort est douce alors et bienvenue : c’est la délivrance ! Il n’est dur de passer dans les mains de la mort froide que lorsqu’on quitte le bonheur...
Vidosava s’affaissa dans les vagues, elle laissa tomber ses mains et s’abandonna à la mort. Elle perdit connaissance... Le tendre cœur ne battait plus que pesamment, rarement... quand tout à coup une main forte entoura sa taille, la réveilla et la retourna du côté de la vie.
Le jeune Stephan Borovitch, du village N..., se distinguait par ses mérites des autres jeunes gens : plein de vie, plein de bonté et de fierté héroïque, brave comme un vrai Serbe ! Le jeune Stephan Borovitch était là tout près quand Vidosava est tombée dans l’eau. Il s’est jeté dans le flot comme en dansant, quoiqu’il courût le risque de sa vie.
Les assistants ont pu réciter bien des fois leur pater, ne sachant s’ils priaient pour un vivant ou pour un mort, pendant que durait la lutte des flots. Mais enfin, le jeune homme a paru avec la jeune fille sur la rive. Vidosava revint à elle au contact frais de l’air, et elle regarda son sauveur d’un clair et paradisiaque regard d’or. Il y avait pourtant dans ces yeux plus de tristesse que de joie... Stephan ne pouvait attendre de récompense plus grande que ce regard ; mais la poitrine de Vidosava n’a jamais eu serrement plus douloureux ! Tous deux soupirèrent. La jeune fille à nouveau faiblit, et retomba inanimée dans les bras de Stephan.
C’est dans cet état qu’on l’a transportée dans sa demeure pour la veiller comme la prunelle de l’œil, lui donner les secours de la terre et du ciel, et empêcher que la fleur incomparable se flétrisse et meure.
C’est la chambre où nous sommes entrés au commencement de ce récit...
Les fenêtres sont couvertes de rideaux verts qui tamisent les rayons du soleil. Un silence recueilli règne dans la chambre, où l’on entend à peine la respiration faible de Vidosava. Sur la table, des fleurs exhalent leur parfum comme un soupir dont la muette prière monte vers Dieu... L’odeur des remèdes se mêle à l’encens des fleurs... La prière du père est angoissée, ardente..., celle de Stephan est pleine d’espérance... De ces prières, laquelle fléchira Dieu ? De ces remèdes, lequel sauvera Vidosava ?
Que la malédiction qui retombe sur les innocents soit révoquée et périsse !...
Stephan a changé, il est méconnaissable... On eût dit naguère qu’il avait arraché aux eaux son bonheur, tant son cœur éclatait de joie. Mais Stephan sent que jamais plus il ne sera joyeux, jamais... tant que Vidosava n’ouvrira pas les yeux, ne le regardera pas de ce regard pour lequel il irait à la mort...
Les jours se sont passés... Vidosava languissait toujours. Une chaleur lourde était dans son sang. Devant ses yeux clos passaient la vie et la mort, et cela faisait peine de l’entendre gémir.
Chaque matin, à l’aurore, Stephan quittait son village et venait à R... Chemin faisant, il cueillait pour Vidosava des fleurs blanches, bleues, lilas, qui allaient si bien au doux visage coloré par la fièvre.
Aujourd’hui Stephan est venu de bonne heure. Mais il a trouvé le vieux père déjà debout, anxieux, près du lit de sa fille :
— Vénérable père, dit Stephan en embrassant la main du vieux, je n’ai pu m’endormir cette nuit. Je n’ai plus de repos. Je me sens plus malade que notre malade. Avant l’aurore, j’étais ici. Tu ne peux me guérir, mais tu me soulageras si tu prêtes l’oreille aux confidences de mon cœur...
— Parle, mon fils, dit le vieillard. Quel autre que toi pourrais-je écouter ? Tu tiens la place de mes cinq fils, et tu as sauvé mon dernier enfant...
— Cher père, je ne suis pas un faible enfant qui pleure et qui se lamente. Elles seraient grandes les douleurs capables de me ployer ! Je mourrais plutôt que de sangloter et de m’abattre. Je suis élevé à la serbe et ne permets pas que mon cœur me trouble... Et pourtant !... depuis que je me suis jeté à la mort, et suis ressuscité avec Vidosava au bord de la tombe, je ne me connais plus... Je ne suis plus moi-même... je ne gouverne plus mon cœur. Il a grandi ! Il s’est émancipé et transfiguré ! Quant à moi, j’ai faibli... je me sens diminué, je me sens effacé comme une ombre, faite uniquement pour suivre mon cœur... Je ne commande plus à ma pensée, à mon désir... J’appartiens entier à Vidosava... Tout en moi la sert, se prosterne devant elle ! Quand, pour la première fois, mon regard a plongé dans ses yeux, j’ai pénétré son cœur, j’ai compris son âme, et depuis je sens que sans ce cœur, sans cette âme sans ces yeux, sans Vidosava, je ne puis plus vivre... Maintenant, je suis soulagé, car tu sais tout ! Elle guérira, Vidosava, puisque Dieu vit et qu’il est bon ! et alors, dis, père, que Vidosava sera mienne pour la vie !...
Pendant que Stephan parlait, Vidosava soupirait de temps à autre, et le vieux prêtre secouait la tête. Un nuage couvrit son visage. Il devint pensif et deux larmes claires perlèrent à ses yeux obscurs.
Stephan remarqua ces signes de tristesse ; ils n’auguraient rien de bon. Angoissé, le cœur mourant, il attendait les paroles du père. Celui-ci gardait le silence ; une sueur froide baignait son front ; il dit enfin :
— Mon fils, où es-tu ! Assieds-toi près de moi, que je puisse t’enlacer si je ne puis te voir... C’est bien... Comme cela... Ah ! tu m’es cher, et c’est parce que je t’aime que je te dois la vérité... Quel bonheur si la bénédiction de Dieu descendait sur vous ! si Dieu vous avait faits l’un pour l’autre ! Qui le désire, si ce n’est moi ? Mais écoute, mon fils... puis réfléchis... et tu agiras ensuite comme il te sera inspiré...
Je m’appelle Uroch Brankovitch. Je suis Serbe d’âme et de corps, mais le malheur de ma naissance pèse sur moi. Je m’étais dit que le péché de Vouka n’est pas mon péché, et j’ai fait l’impossible pour laver de mon nom la tâche du déshonneur... J’ai appris à mes fils à ne respirer que pour la patrie... Je leur ai dit que, s’ils sentaient une goutte du sang de Vouka, ils missent un serpent à leur cœur pour en sucer ce poison... Je leur disais : toute la mission d’un Serbe est d’aimer la patrie... Je leur disais de fouler aux pieds leur vie, leur salut plutôt que de la trahir... Mes fils m’écoutaient, et s’ils eussent vécu, ils n’auraient point souillé mon nom !
Le jour de la Saint-Vidor, le 15 juillet, naquit ma fille Vidosava pendant que sa mère se mourait. Nous avons emmailloté de langes noirs cette enfant dont la vie nous coûtait cette mort. Vidosava, née, a toujours été extraordinaire, comme sa naissance... À quatre ans, elle était plus intelligente qu’une enfant de huit ans. Elle ne pleura jamais, si ce n’est une seule fois, à la vue du portrait de Vouka Brankovitch. Elle pleura comme si on l’eût mise sur des charbons ardents... Je ne sais où elle apprit, à treize ans, la chanson du traître de Kossovo. Elle chantait ce chant d’une voix triste et son petit visage pâlissait et le sourire ne pouvait monter à ses lèvres. Ses beaux yeux devenaient fixes et se remplissaient de larmes comme s’ils voyaient le passé... ou l’avenir... Quand on lui demandait : « Qu’as-tu, Vidosava ? Dis-le nous, pour l’amour de Dieu ? » elle répondait solennellement ces seuls mots : « La malédiction... »
Il y a un an de cela. Milan, l’aîné de mes fils, alla demander en mariage une jeune fille, et rentra rayonnant de bonheur. Vidosava sortit à sa rencontre :
— Eh ! mon malheureux frère, tu te crois heureux ? Est-ce qu’un Brankovitch peut être heureux ? Ô Milan, il n’y a pas de péché plus grand, plus mortel, que la trahison de sa patrie ! Ô Milan, lourde est la malédiction qui tombe sur les innocents !...
Elle dit cela et l’embrassa comme on embrasse un mort. Le même jour, Milan tomba malade ; le lendemain, il était mort !
Peu après, une nuit elle se réveilla en criant :
— Vlaïko, mon frère Vlaïko ! où est mon Vlaïko ? Ah !... lourde est la malédiction qui retombe sur les innocents !
Au même instant, le cheval de Vlaïko courait, mais sans Vlaïko... Vlaïko, pendant la chasse, tombait de son cheval et il se tuait ! C’est de la même manière qu’elle a prédit la mort de Mirka et de Radmila.
Depuis ce temps, j’ai reconnu en elle quelque chose de surnaturel. Je croyais tout ce qu’elle me disait, fût-ce la chose la plus horrible.
Parfois je disais :
— Tais-toi, ne prédis rien, pour l’amour de Dieu ! Je t’aime comme la mémoire de mes quatre fils. Je t’aime plus que ma vie, plus que mon âme, et je tremble en entendant les paroles de ta bouche.
Elle me dit :
— Tu m’aimes ! malheur à celui qui m’aime ou qui m’aimera ! Mon destin est fatal... Terrible est le péché qui retombe sur les innocents !
Et, me regardant fixement dans les yeux, elle ajouta :
— Pourquoi donc vois-je toujours les jeunes Georges et Jean Brankovitch avec des trous vides à la place des yeux ? Après eux, je vois un autre Georges et aussi Grégour Brankovitch ; ils sont aveugles et ils ont les paupières sanglantes. Ô mon père, tu es aussi, toi, un Brankovitch !
En écoutant ces mots je frémis, et bientôt la nuit éternelle descendit sur mes yeux...
Une fois, au matin, mon dernier fils, Damian, vint à moi. Il embrassa ma main :
— Cher père, me dit-il, mes jours sont aussi comptés. Cette nuit, j’ai entendu que Vidosava pleurait... et plusieurs fois elle a dit mon nom... Père, absous-moi !
— Qui peut absoudre, si Dieu n’absout pas ? Damian, mon fils, il n’y a plus de bonheur ! il n’y a plus de bonheur !
Ils sont maintenant tous cinq dans la terre. Ils ont emporté ma maison, mon foyer...
Le vieillard se tut.
Stephan restait attéré, plongé dans une profonde rêverie. Bientôt, se raidissant, il revint à lui-même ; il sentit seulement son grand amour pour Vidosava ; il sentit que tout son bonheur et tout son malheur étaient liés à cette jeune fille, et que rien au monde ne pourrait le séparer d’elle...
Vidosava, dans sa couche, souriait tristement :
— Pourquoi m’embrasses-tu, vieux Brankovitch ? Voilà vingt-deux ans que j’habite avec toi les prisons des Cheba, et tu ne m’as jamais embrassée. Est-ce que tu n’avais pas le temps ? Nous avons compté ensemble les malheurs des Brankovitch ; avons-nous bien tout compté ? Pas encore ! Ah ! laissons donc cela. Bientôt, ce sera la fin de tout... Viens, viens, père, près de moi... Embrasse-moi encore... Est-ce doux de m’embrasser ? Oh ! c’est la guérison ! Viens, viens donc...
Stephan s’inclinait pour baiser la main de Vidosava. La jeune fille ouvrit les yeux et cria menaçante :
« Mais tu n’es pas Brankovitch ! Ne me tire pas de l’eau ! Laisse-moi mourir ! Laisse-moi, pour ton bonheur à toi ! »
Et elle ferma les yeux, gémit. Entre les gémissements on pouvait distinguer :
« Vendre sa patrie ! »
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Lourde est la malédiction qui retombe sur les innocents !
Des fleurs à demi fanées, des feuilles jaunissantes sur le sol, telle était la couche où l’été se mourait.
Le soleil se glaçait, s’enveloppant d’un capuchon de brumes.
Quelques oiseaux chantaient encore, mais ce n’étaient que les échos derniers du joyeux babil de mai.
Chaque bruit, chaque son renvoyait un adieu. Dans chaque « adieu » on entendait un gémissement. Le vent froid chassait au ciel les nuages bistrés ; c’était la couche où sommeillait encore la fée mélancolique de l’automne...
La vendange est terminée dans les montagnes de Fruchsk. Les joyeuses chansons et les chalumeaux sonores se sont tus. Les chalumeaux se sont rangés derrière les poêles. Seul, le vent disperse des bruits : celui des feuilles jaunissantes et les craquements sourds des branches mortes.
Le ruisseau, lui aussi, murmure ; il chante toujours de sa voix monotone. C’était plaisir de l’ouïr, accompagné du chant du rossignol, parfumé de l’arôme des violettes assises dans l’herbe claire ! Combien c’est triste de l’entendre aujourd’hui, maintenant qu’il chante seul... sans doute parce qu’il ne peut se taire et ne pas chanter... ou plutôt ne pas pleurer les amis perdus...
Un immense jardin grandissait autour de la demeure du vieil Uroch Brankovitch. C’était plaisir autrefois de s’y promener. Chaque brindille à chaque arbre portait la trace d’une main soucieuse... Mais aujourd’hui les sentiers sont envahis par l’herbe, les parterres manquent de sarclage, l’herbe folle a poussé partout et va détruire ce qui jadis fut édifié avec tant de soin...
La belle Vidosava, vêtue de noir, se promène. Son joli visage, fatigué de souffrir, est si pâle qu’on croirait le voir éclairé par les rayons de la lune pâle... Le jour devient plus triste, plus sombre, et cependant Vidosava est toujours plus joyeuse
Elle pleure toujours ses frères, mais la certitude que cela devait arriver adoucit l’amertume des larmes et raffermit ce cœur tendre. L’esprit de prophétie qui torturait l’enfant semble évanoui. Vidosava s’éveille à la vie ; elle devient comme toutes les jeunes filles, joyeuse et vivante.
Une jeune fille peut-elle vivre sans amour ? Une violette doit parfumer... Le cœur doit soupirer...
Mais la violette ne se doute pas qu’elle parfume, que son haleine est délicieuse...
Pourquoi donc soupire Vidosava ? Elle soupire avec béatitude, sans savoir pourquoi... À ce moment arrive Stephan... Il vient presque chaque jour dans la maison d’Uroch ; il erre avec Vidosava dans les allées du jardin, lui parle de tout ce qui est beau, regarde avec elle les nuages dorés du soleil et dit à la jeune fille : « Ma sœur. »...
Vidosava ne pouvait croire qu’elle pût oser aimer Stephan... La méchante voix lui murmurait de temps à autre : « Éloigne ce jeune homme ! Malheur à lui si la malédiction tombe sur sa tête ! » Mais à nouveau un sentiment très doux remplissait son cœur.
Si quelqu’un eût écouté, il eût entendu cette complainte chantée de sa voix triste et douce :
Est-ce le chagrin ou la mélancolie du cœur ?
Mieux vaut le chagrin du cœur...
Les voisins compatissent au chagrin...
Pour la mélancolie, personne ne s’en doute,
Si ce n’est le pauvre cœur...
* * *
Chaque jour était plus doux, car chaque jour le cœur était plus aimant. L’amour grandissait et avec lui le bonheur.
Heureux est le vieil Uroch ! Aveugle, il voit ce que jamais ses yeux n’avaient vu. Il voit sa fille heureuse pour la première fois.
— Comme cela sent bon ici ! De quelle fleur est ce parfum ? demanda un soir Uroch pendant que Stephan et Vidosava le promenaient dans le jardin en le conduisant par la main.
— C’est un plant de romarin, répondit Vidosava.
— Asseyons-nous ici, mes enfants. Respirons ce parfum ! N’est-ce pas, Stephan, que cette odeur est délicieuse ? Qu’en dis-tu, Vidosava ?
— Le romarin est d’un bon présage. Il fait réfléchir... il parle de joie terrestre, d’amour, de fidélité.
Tous les trois se turent et restèrent attendris, plongés dans leur rêverie. Il n’a fallu qu’une parole, et trois âmes ont refleuri.
Mais le vieux ne sait comment s’y prendre pour commencer... et les paroles s’arrêtent dans la gorge de Stephan... Vidosava était auprès du vieillard et voyait la lutte des pensées et des désirs reflétés sur le visage du père et sur celui de l’adolescent. Elle-même tremblait comme un roseau, redoutant la parole attendue.
D’un geste machinal le vieux prit la main de Stephan et sentit un anneau sur cette main :
— Quel est cet anneau, Stephan ?
— C’est ma mère qui, en mourant, me l’a donné. Elle m’a commandé de le donner en présent à ma fiancée... Mais je jure...
À ces mots le visage de Stephan s’empourpra et la pâle Vidosava pâlit encore, telle une rose blanche frémissante.
— Mais je jure que je le porterai jusqu’à la tombe... si Vidosava ne le prend pas !...
* * *
Ô bonheur, tu es inexprimable ! Ô amour, tu donnes sans mesure ! En une heure, tu compenses tous les malheurs d’une vie !
Que le romarin parfumait délicieusement !... Le soleil se couchait, se reflétant dans les douces larmes de l’aveugle Uroch et dans l’anneau passé à la main de Vidosava.
Quand les trois heureux mortels se séparèrent, chacun comptait à part lui le nombre de semaines, de jours, qui restaient encore jusqu’à la Saint-Georges, la date solennelle.
Comment Stephan et Vidosava passèrent-ils le temps qui les séparait du grand jour ?
L’impitoyable hiver était venu. Le grésil tombait, le vent sifflait, les ouragans mugissaient.
Mais pour les amoureux il n’existait ni hiver, ni ouragan. Ils n’avaient pas froid, ils n’étaient pas tristes. Les flocons de neige leur semblaient roses, comme tombés d’un ciel semé de pétales de roses.
La gelée ne peut refroidir l’amour brûlant. Le vent lui apporte des parfums que nul ne perçoit, le parfum du romarin, de la fleur favorite.
Et les longues soirées d’hiver apportent la joie douce, le bonheur parfait.
Quand Bojana, la vieille bonne de Vidosava, s’assied près du poêle et commence à raconter les vieilles légendes, un frisson vous parcourt le corps, les cheveux se dressent, le cœur se gonfle et les larmes coulent ; et lorsqu’elle s’arrête un instant et qu’on n’entend plus que le bourdonnement de son rouet, on dirait un guzlar qui interrompt son chant à l’endroit le plus intéressant et laisse sa guzla gémir ce qu’on ne peut chanter, ce qui ne peut être que senti.
Un coup de fusil retentit au dehors, un cheval hennit, un chien aboie : c’est Stephan qui revient de la chasse. Il apparaît soudain comme le héros des vieilles légendes :
— Que Dieu t’assiste, ma bien-aimée.
Et la flamme de la chandelle vacille sur la table, et le vieil Uroch essuie ses larmes.
Mais qu’éprouve Vidosava, la belle fiancée ? Mes lectrices le savent mieux que je ne saurais le dire.
Et lorsque Stephan repartait, il disait, confus, à Vidosava, qui l’accompagnait, combien il restait de jours jusqu’à la Saint-Georges.
Ce nombre diminuait... L’hiver avait passé comme un rêve.
Les arbres et les fleurs déploient leurs magnificences. Le chant du rossignol devient de plus en plus doux : mais pour Vidosava il n’y a pas de bonheur plus grand que la lettre de Stephan qui vient d’arriver :
« Mon trésor,
« Tu sais combien je t’aime, mais il m’est doux de te le redire. Tu es ma lumière, ma vie, tu m’es tout. Après-demain, c’est le jour où ton amour sera consacré sur l’autel, où tu me le jureras devant Dieu et le monde. À l’aube arriveront mes garçons d’honneur. Tout sera joie. Toi-même, sois heureuse, ô ma fiancée !
« Ton Stephan. »
* * *
Connaissez-vous cette belle fleur qui incline ses légers pétales sur une mince tige verte ? La corolle épanouie exhale un parfum délicieux qui coule comme une onde sur laquelle voguent en chantant des sirènes invisibles :
Où es-tu semée, petite fleur ?
Où es-tu cueillie ?
La Saint-Georges est belle.
C’est la fête bénie...
Cette fleur, c’est la violette. Bojana a piqué un bouquet de violettes dans les nattes de Vidosava. Comme cette fleur sied bien à ces blonds cheveux lourds !
Et la vieille bonne lui dit :
— Tu es belle ainsi, ma colombe. À présent, tu es parée comme cette jeune fille, cette Fleurette, dont je t’ai raconté l’histoire, et pour laquelle les sept rois se sont battus. Mais pourquoi es-tu triste, quand tu devrais être si heureuse ?
— Chère Bojana, je vais te dire tout. J’ai fait un mauvais rêve. J’étais parée comme à présent et je me promenais dans la chambre. Tout à coup, une voix sourde, à peine distincte, m’ordonna de m’arrêter. Je levai les yeux et je me vis en face du portrait de notre malheureux ancêtre. Je tressaillis et lui leva la main, et soudain il sortit du cadre. Et la place vide dans le cadre devint rouge comme du sang... Il s’approcha de moi et me dit :
« Ma fille, tu es fiancée, viens que je te bénisse. »
Et me prenant par l’anneau, il l’ôta de ma main :
« J’ôte, dit-il, ce diamant de ton alliance, car il ressemble à une larme pétrifiée. Voici un rubis, c’est une goutte de sang serbe du champ de Kossovo. Je vais le faire enchâsser ; l’anneau t’ira mieux ; c’est là ma bénédiction !... »
Puis il rentra dans son cadre qui redevint un vieux portrait mort comme avant. Ma chère Bojana, je tremble au seul souvenir de cette nuit, et je n’ose pas en dire un mot à mon père.
Et en effet, Vidosava était tremblante, et devant son âme apparaissaient en lettres noires les paroles tragiques :
« Il n’y a pas de péché plus grand, plus mortel que la trahison de sa patrie. »
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« Lourde est la malédiction qui retombe sur les innocents. »
* * *
La tendre branche s’est détachée de l’arbre familial...
Les fougueux chevaux sont prêts, les chevaux blancs, bais et alezans s’agitent et piaffent. De blancs panaches flottent sur leurs têtes. En route ! Dieu avec nous !
Mais de même que la jeunesse ne peut se détacher du bonheur, de même Vidosava ne peut quitter son père.
Que Dieu nous préserve de pleurer certaines larmes ! qu’il nous préserve des bénédictions ironiques qui maudissent !
Mais les garçons d’honneur sont joyeux ; peu leur importe le chagrin de ceux qui se quittent. Ils sont prêts au départ et ils chantent :
Ne pleure pas, Vidosava, ne pleure pas, chérie !
Il faut se préparer, il est temps de partir.
La joie n’est pas dans la maison blanche, ô fiancée !
Avec nous le bonheur, avec Stephan le vaillant !
Et on fouette les chevaux blancs que montaient Vidosava et son « parrain de noce » ; les autres invités suivirent.
Une heure après, tout redevint silence. Pas un bruit, pas un cri. La poussière soulevée retomba sur la route, car le cortège nuptial serbe ne marche pas, il vole !
Et tout se calma autour du vieil Uroch.
Le chemin de la noce longeait le bord du Danube. D’un côté étaient de hautes montagnes et des vignes ; de l’autre des rochers dénudés, baignés par les eaux froides du Danube.
Vidosava est si pâle, si triste, qu’elle voit, semble-t-il, son rêve en réalité.
Le soleil était près du couchant. Ses rayons jouaient sur les étendards, doraient les fusils et les sabres, et lorsqu’ils allumèrent la pierre précieuse de l’anneau de Vidosava, ils miroitèrent de feux multicolores, tantôt bleu pur, comme ce ciel que les anges seuls contemplent, tantôt violets comme une violette sans rivale, tantôt jaunes comme une orange que rêverait la Persane fantasque dans les bras de son seigneur... Enfin, la pierre devint pourpre... comme le sang serbe versé au champ de Kossovo.
Vidosava jeta un regard sur l’anneau et eut le cri de la biche blessée :
— Le sang ! l’affreux sang ! Et elle tomba inanimée dans les bras du vieux parrain. Celui-ci se pencha rapidement, voulant retenir les chevaux. Mais qui pourrait retenir un coursier parti au galop ! Effrayés, les chevaux ne coururent plus, ils volèrent. Les sentinelles postées à cet endroit se précipitèrent au devant en tirant leurs armes ; mais il était trop tard.
Le Danube souleva un tourbillon de vagues, comme si la foudre y était tombée. Les chevaux furieux emportèrent la fiancée dans la froide tombe. Tout cela se passa en un instant.
Les invités s’arrêtèrent pétrifiés. Mais Stephan s’était déjà jeté à la mort pour retirer des eaux la vie et le bonheur. La destinée en a jugé autrement. Les vagues ont rejeté les deux fiancés à la surface des flots.
Ils se sont étreints, mais de l’étreinte des désespérés ! On entend encore un murmure horrible, ce sont les paroles des mourants :
« Ne t’ai-je pas dit, Stephan, ne t’ai-je pas dit que lourde est cette malédiction ! Pardonne... »
Vingt nageurs se sont jetés à leur secours ; mais que faire contre la malédiction, contre le jugement de Dieu ?
Stephan et Vidosava sont au fond du Danube, unis dans leur étreinte suprême.
Leurs âmes sont plus heureuses là-bas... où bientôt les a suivies le vieil Uroch.
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J’avais oublié cette histoire ; il semblait que je ne l’eusse jamais entendue. Mais, dernièrement, j’assistai à des funérailles à Novi-Sad. Le défunt était comte. Il est mort solitaire, sans parents, sans amis, pauvre, aveugle ; son nom était Brankovitch.
Peut-être était-ce le dernier rejeton de cette famille infortunée ? Alors je me souvins de tout et il me semblait entendre la voix de Vidosava, disant tristement à la foule :
« Il n’y a pas de péché plus grand, plus mortel que la trahison de sa patrie. »
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« Lourde est la malédiction qui retombe sur les innocents ! »
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 16 septembre 2011.
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